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Dominique Méda : « Nous vivons toujours dans la mystique de la croissance »
10/09/13
Je souhaite partager avec vous cette interview de Dominique Méda, professeure de sociologie à l’Université Paris-Dauphine, parue dans Libération de ce mardi 10 septembre.
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Alors que les experts économiques s’extasient à l’idée d’un frémissement de la croissance dans la vieille Europe, la sociologue Dominique Méda propose une démarche totalement inverse : oublier notre obsession de la croissance et de la performance maximale pour entamer une autre voie de développement. La Mystique de la croissance, qui vient de paraître chez Flammarion, n’est pas un énième plaidoyer pour la décroissance. Pour Dominique Méda, professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine, la reconversion écologique n’est pas une punition. Elle n’a de sens que si elle s’articule autour de la justice sociale, avec des bienfaits pour tous comme l’exigence de biens et d’emplois de qualité mais aussi la jouissance de plus de temps libre.
Jamais la préoccupation écologique n’a été aussi grande, on n’a jamais autant parlé de modes alternatifs de production, pourtant la croissance reste la référence absolue de notre modèle économique. Pourquoi ?
Parce que la plupart de nos dispositifs économiques et sociaux dépendent aujourd’hui de la croissance et que nous sommes des «sociétés fondées sur la croissance». Depuis Adam Smith et ses Recherches sur la nature et la cause des richesses des nations, nous considérons que la production est au centre de la fabrique du lien social. Nous pensons que sans croissance nos sociétés vont s’effondrer.
Depuis la fin des Trente Glorieuses, nous implorons le retour de la croissance, nous scrutons l’horizon, nous consultons fiévreusement les augures. Malgré tous les discours sur un autre développement possible, nous continuons à croire dans la mystique de la croissance. Pourtant, si la croissance est nécessaire pour sortir de la grave crise économique et sociale dans laquelle nous nous trouvons, elle accentue la crise écologique avec son cortège de pollutions, d’écosystèmes dégradés, d’émissions de gaz à effets de serre susceptibles d’entraîner un dérèglement climatique majeur. Nous découvrons - ou plutôt nous redécouvrons, car les années 70 avaient une conscience aiguë de cette situation -, que la croissance ne génère pas que des bienfaits mais aussi des maux.
Ce que nous oublions chaque jour quand nous prenons notre voiture ou nous achetons le dernier smartphone ?
C’est ce que j’appelle l’invisibilité des coûts de la croissance : le produit intérieur brut (PIB) occulte, par construction, les coûts de l’augmentation de la production sur le patrimoine naturel et les conditions de vie. Ce que les années 70 appelaient les «dégâts du progrès». Edmond Maire, le secrétaire général de la CFDT, écrivait en 1972 que la croissance et l’idéologie de la consommation obsession «non seulement ne répondent plus aux besoins humains fondamentaux mais ne peuvent plus être poursuivies sans conduire le monde à la catastrophe». Le lien était déjà établi à l’époque entre la recherche effrénée de gains de productivité et l’exploitation intensive des ressources naturelles, d’une part, et la dégradation des conditions de vie, du sens du travail et de l’environnement, d’autre part.
Mais remettre en cause la consommation obsession ne relève-t-il pas de la punition dans une société où la qualité de vie vient aussi de la richesse et de la disponibilité des biens…
En effet, le discours de la reconversion écologique apparaît souvent comme la double peine : il faudrait se serrer la ceinture une première fois du fait de la crise et des mesures d’austérité puis une seconde fois pour prévenir la crise écologique. La question de la consommation est donc centrale. Impossible de demander aux pays les moins développés ou à ceux de nos concitoyens, nombreux, qui n’ont pas accès à des moyens convenables d’existence de réduire leur consommation au nom d’un changement climatique susceptible d’intervenir en 2050.
Il faut reconnaître de surcroît le caractère addictif et profondément gratifiant de l’acte de consommation. Il apparaît plus que jamais porteur de libertés pour des individus qui sont de plus en plus contraints, notamment au travail : par le choix infini qu’il semble leur offrir et par l’usage de cet instrument majeur d’émancipation qu’est l’argent.
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Lutte contre l’exclusion : audition de Dominique Méda, philosophe et sociologue
28/11/12
Dans le cadre de mon travail législatif, je participe à divers groupes de travail. Ceux-ci ont vocation notamment à permettre une analyse en profondeur et une réflexion plus aboutie sur un sujet donné. En ce moment, je suis investie dans deux groupes de travail : l’un sur la sécurisation des parcours professionnels et le second sur l’évaluation des politiques de lutte contre l’exclusion.
C’est au titre de ce dernier que nous avons pu auditionner hier Dominique MEDA, philosophe et sociologue française, qui a mené au sein du Centre de l’étude et de l’emploi, une analyse du dispositif du RSA depuis sa mise en œuvre, par la loi du 1er décembre 2008, autour de la question suivante : Le RSA, innovation ou réforme technocratique ?
Je tenais à vous faire part de l’analyse qu’elle nous a livrée hier et que je partage.
Avant 2007, le RMI présentait des défauts, mais qui auraient pu être corrigés de deux manières : à travers davantage de moyens en faveur de l’accompagnement et du retour vers l’emploi (cf notamment : clauses sociales dans les marchés publics), ainsi qu’à travers une réforme de la prime pour l’emploi.
Depuis le départ, le RSA ne permettait pas de répondre à ces lacunes et ignorait les causes majeures de difficultés de retour à l’emploi tenant aux problèmes de garde d’enfant, d’absence de formation, de santé.
Le travail d’étude et d’évaluation du dispositif qu’elle a mené principalement avec Bernard Gomel a été réalisé dans 7 départements mais plus particulièrement à Paris.
« Produit intérieur brut, un indicateur à courte vue » (Le Monde)
3/07/12
Je vous conseille la lecture de ce point de vue de Jean Gadrey, Florence Jany-Catri et Dominique Méda sur le PIB (produit intérieur brut), paru dans Le Monde du 14 juin 2012.
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De façon certaine, la croissance a tenu le rôle principal dans la campagne présidentielle : son absence expliquait les déboires du pays, son retour permettrait son redressement. Gageons que, dans le combat qui continue d’opposer la fâcheuse austérité à la riante croissance, les peuples ont d’ailleurs choisi leur camp, comme les auteurs de ces lignes : l’austérité qui nous est imposée ressemble plus à une purge mortelle qu’à un remède.
Mais le refus de l’austérité doit-il nécessairement aller de pair avec l’apologie de la croissance ? Ne faut-il pas réinterroger le terme central lui-même, la croissance, pour comprendre ce qu’à travers toutes ces objurgations, nous désirons vraiment ?
Derrière ces prières, plusieurs convictions sont ancrées : la première, la plus forte sans doute, est que sans croissance nous ne parviendrons pas à lutter contre le chômage ni à réduire les dettes publiques. La seconde soutient que la croissance est la garante du progrès et que les gains extraordinaires de développement humain sont dus à la croissance dont les pays occidentaux ont bénéficié depuis deux siècles.
Cet argument intègre, dans la période récente, la conviction que la crise des dettes publiques exige le retour d’une croissance aussi forte que possible, oubliant que cette crise est apparue aux Etats-Unis… au terme d’une période de croissance ! Le manque de croissance n’explique nullement la crise, liée à la démesure de la finance dérégulée et des inégalités. C’est la validité de ces croyances qu’il nous faut réinterroger. Trois éléments apportent un sérieux bémol à cette façon de voir les choses.
En premier lieu, loin d’être une opération uniquement positive, la croissance s’est réalisée au prix d’une pression énorme sur les humains et sur la nature et donc par un accroissement de l’intensification du travail et de l’empreinte écologique humaine ainsi que par une captation des ressources matérielles et humaines des pays du Sud par les pays du Nord. Or, les instruments dont nous disposons sont inadaptés pour mettre cela en évidence : la comptabilité nationale - celle-là même qui permet le calcul du fameux produit intérieur brut (PIB), dont nous attendons l’augmentation - ne prend pas en compte nos patrimoines humains et naturels.