Commission d’enquête sur la réduction du temps de travail : audition de Lionel Jospin
Jeudi 9 octobre dernier, la commission d’enquête sur l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail, pour laquelle je suis rapporteure, a auditionné Lionel Jospin, premier ministre lors du vote et de la mise en oeuvre des 35 heures comme durée légale du travail.
Je vous invite à trouver ci-dessous la vidéo et le texte de son intervention liminaire, puis la vidéo des échanges que nous avons eu avec lui sur cette question importante.
Réduction du temps de travail - Audition de… par barbara-romagnan
Réduction du temps de travail - Audition de… par barbara-romagnan
Intervention liminaire de Lionel Jospin
Monsieur le Président,
Madame la Rapporteure,
Mesdames et messieurs les députés,
Vous avez souhaité m’auditionner sur l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail.
Cette audition devant votre Commission d’enquête s’imposait à moi, mais croyez bien que je réponds à votre invitation avec plaisir.
J’ai observé, et apprécié, votre choix d’un champ très large pour votre étude. En même temps, j’imagine que si vous m’avez convoqué, c’est pour entendre le chef du gouvernement qui a décidé et mis en place les 35 heures.
Aussi, au cours des quinze minutes que vous m’avez accordées pour mon propos introductif, vous comprendrez que je me centre sur les 35 heures et que je le fasse en termes généraux. J’essaierai aussi de resituer quel était l’enjeu pour nous à l’époque.
Dans cette intervention liminaire, j’aborderai trois points :
1 – Pourquoi avons-nous décidé les 35 heures ?
2 – Comment les avons-nous lancées et mises en œuvre ?
3 – Quel en a été l’impact ?
1 – Pourquoi avons-nous décidé les 35 heures ?
Dans l’opposition, de 1995 à 1997, nous avions beaucoup réfléchi et travaillé sur la question de la réduction du temps de travail. Passer aux 35 heures fut donc un des principaux engagements du programme que nous avons proposé aux Français lors des élections législatives de 1997. Une fois élus, ces engagements devaient être tenus.
En 1997, le chômage était l’obsession de nos compatriotes. Les chômeurs étaient au nombre de 3 250 000, ce qui représentait 12,6 % de la population active. Il se disait alors que, contre le chômage, tout avait été essayé, en vain.
Nous avons décidé de rompre avec ce fatalisme. L’action pour l’emploi devait être placée au cœur de notre politique. Mais nous ne nous sommes pas focalisés sur la seule réduction du temps de travail, même si, en raison de l’évolution historique de la productivité, celle-ci pouvait être — dans certaines conditions — un instrument précieux. Nous n’étions pas non plus devenus des adeptes de la philosophie passive d’un partage d’une masse de travail constante. Pour nous, le passage aux 35 heures devait s’inscrire dans une dynamique.
Arrivés aux responsabilités, nous avons donc recherché, d’abord avec le ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie et la ministre de l’Emploi et de la Solidarité, puis avec tout le gouvernement, un cheminement de politique économique qui nous permettrait à la fois d’amorcer le redressement des comptes publics et de retrouver la croissance.
Nous devions en effet réduire notre déficit public (qui était alors au-dessus de 4 % du PIB) et maîtriser la dette, puisque à notre arrivée, celle-ci venait de franchir le seuil des 60 % du PIB. Or, il nous fallait qualifier notre pays pour le passage à l’Euro, en 1999. Nous voulions pour autant renouer avec la croissance économique, non seulement pour créer des emplois — bien que ce fut là l’objectif essentiel — mais aussi parce que nous pension que cela nous aiderait à réduire le déficit budgétaire et celui de la Sécurité Sociale.
La réduction du temps de travail n’était pas, à nos yeux, une fin en soi, bien que nous ne négligions pas ses avantages sociétaux et sociaux potentiels. Elle ne pouvait être à elle seule un remède miracle. Les 35 heures faisaient partie, avec les Emplois-jeunes, les créations de postes dans le secteur public et le retour recherché de la croissance, d’une politique d’ensemble qui attestait de la détermination absolue du gouvernement à faire reculer massivement le chômage. Le but était aussi de faire revenir la confiance dans le pays. Car on sait que la confiance est presque… un facteur de production. D’ailleurs, la confiance est effectivement revenue.
2 – Comment avons-nous lancé les 35 h et comment les avons-nous mises en œuvre ?
Je souligne que c’est seulement quand la croissance a redémarré que nous avons lancé le processus et adopté la première loi sur les 35 heures, le 13 juin 1998. C’était cohérent avec le lien que nous voulions nouer entre la réduction du temps de travail et la dynamique de l’économie.
J’ai parlé de loi. Mais, justement, devions-nous d’entrée de jeu procéder par la loi ? N’aurait-il pas fallu commencer par une négociation ? Ma réponse est la suivante : si, sur la base des contacts pris par la ministre en charge du dossier, il était apparu qu’un accord interprofessionnel sur les 35 heures
serait négocié entre le patronat et les syndicats avec l’intention de conclure, nous aurions pu en faire la première étape de la démarche. La loi serait intervenue plus tard.
Or, à aucun moment le MEDEF n’a laissé entendre qu’il était prêt à envisager un tel accord. Dès lors, l’alternative pour nous devenait simple : soit nous devions renoncer à un engagement majeur pris devant les Français, soit il nous fallait commencer le processus par la loi.
Je dis commencer, car la loi de juin 1998 posait seulement un cadre. Le passage aux 35 heures n’était pas immédiat. Il ne devait intervenir qu’un an et demi plus tard, au 1er janvier 2000. La première loi était conçue comme un encouragement à la négociation collective. La deuxième loi devait acter les 35 heures en tirant les enseignements des discussions engagées entre temps par branches et dans les entreprises.
Ainsi, si la négociation n’avait pas pu avoir lieu avant l’adoption de la première loi, elle avait lieu après. Des allègements de cotisations patronales étaient d’ailleurs prévus pour la faciliter. De fait, 101 accords de branche et 16 000 accords d’entreprise ont accompagné la première loi.
La deuxième loi sur les 35 heures est intervenue le 19 janvier 2000. Elle a fixé la durée légale hebdomadaire du travail à 35 heures et son équivalent annuel à 1 600 heures. Elle ne s’appliquait qu’aux entreprises de plus de 20 salariés — pour les entreprises de moins de 20, la décision étant renvoyée à 2002. L’aide incitative était remplacée par un allègement de charges pérenne, mais qui était naturellement lié à des créations effectives d’emplois.
Sur les 5 ans de la législature, 212 accords de branche et 100 000 accords d’entreprise sur la réduction du temps de travail ont été conclus. Cela veut dire qu’il y a eu un nombre considérable de négociations entre les responsables d’entreprises et les syndicats. Cela signifie aussi que, quelle qu’ait été la position du MEDEF au départ, les entreprises ont joué le jeu. Et même souvent les petites, volontairement, puisque l’UPA, l’Union professionnelle artisanale, s’est engagée très positivement dans le processus. La taille n’était donc pas forcément un obstacle.
Les accords ont porté sur la durée du travail, mais aussi sur la meilleure organisation de l’appareil productif, sur l’amélioration de la productivité. On a rarement négocié dans les entreprises, sous le cadrage de la loi, autant que dans cette période-là dans notre pays.
3 – Quel a été l’impact des 35 heures ?
Il n’est pas forcément aisé à apprécier. D’une part, parce que, au moment où j’ai quitté les responsabilités, en 2002, nous manquions encore de recul pour tracer un bilan. En outre, les entreprises de moins de 20 salariés n’étaient pas globalement passées aux 35 heures. Elles n’y passeront d’ailleurs pas en raison de l’arrêt du mouvement. D’autre part, parce que, dans les performances économiques de notre pays, entre 1997 et 2002, on ne peut pas toujours très précisément isoler la part qui revient à la réduction du temps de travail dans notre politique économique d’ensemble.
Quelle évaluation raisonnable peut-on faire de l’impact des 35 heures ? En termes d’emplois, les travaux de la DARES et de l’INSEE montrent que les 35 heures ont permis de créer de 350 000 à 400 000 emplois, et ceci dans le seul secteur concurrentiel. On devrait y ajouter les emplois indirects (dans le loisir et le tourisme par exemple) et même l’effet de croissance produit par le retour à l’emploi d’hommes et de femmes jusqu’alors improductifs.
A propos du coût des 35 heures, je voudrais souligner un point central de la démarche. La logique des lois sur les 35 heures étaient qu’elles ne coutaient que pour autant que des emplois étaient créés. Les allègements de charge représentaient des dépenses pour l’Etat mais elles étaient en grande partie compensées, pour l’Etat et surtout pour la Sécurité Sociale, par la baisse des dépenses d’indemnisation du chômage et la hausse des recettes sociales et fiscales. Le coût des 35 heures en termes financiers a été évalué à 7,7 milliards d’euros par la Direction du Budget, après 2002.
Quant à l’impact positif pour la Sécurité Sociale et l’UNEDIC des retours massifs à l’emploi, il a été évalué par la DARES et l’UNEDIC à 6,5 milliards d’euros. Il y a donc eu un effet de compensation important. Le coût net serait d’environ 1,5 milliards d’euros.
Pour ce qui concerne l’impact de la négociation des 35 heures sur la compétitivité de nos entreprises, je veux souligner ceci. Notre intention était que la réduction du temps de travail n’affecte pas cette compétitivité, pour autant qu’elle relevait des coûts salariaux, bien sûr. Les gains de productivité obtenus par une meilleure organisation du travail (négociée avec les syndicats), l’effet des exonérations de charges et une certaine modération salariale devaient y pourvoir. Cela a été le cas.
Regardons en effet les indicateurs économiques de notre pays dans la période 1997-2002, au moment où l’effet des 35 heures jouait à plein. Notre croissance économique a été supérieure d’un point à la moyenne européenne.
Deux millions d’emplois nets ont été créés, ce qui est le record absolu pour 5 ans dans l’histoire économique de la France, y compris pendant les Trente Glorieuses. Le nombre des heures travaillées en France a lui aussi battu un record. Le chômage a été réduit de 900 000 personnes. Le taux de chômage, qui était de 12,6 % du PIB en 1997, était tombé à 9 % en 2002 ! Le déficit budgétaire et l’endettement ont été réduits (en proportion de la richesse nationale). Notre balance commerciale a été excédentaire. Enfin, la Sécurité Sociale s’est retrouvée à l’équilibre. J’ajoute que le pouvoir d’achat moyen par ménage a alors progressé plus que pendant les législatures précédente et suivante. J’indique là des faits incontestables. Les 35 heures n’ont pas empêché ces résultats. Elles ne les ont pas produits à elles seules. Mais elles y ont contribué.
Aujourd’hui, les 35 heures sont passées dans les mœurs. On dit, au travail ou dans la vie : « je prends mes RTT ». Elles sont toujours critiquées par certains, pour des raisons souvent plus idéologiques ou politiques que fondées, sur l’examen équilibré de leur impact réel. Jusqu’à présent bien sûr…
Je constate que, si les gouvernements qui ont succédé à celui de 1997-2002 ont parfois, par leurs décisions, contrarié ou contourné les 35 heures — sans effet probant pour la croissance, l’emploi ou la compétitivité de nos entreprises — aucun n’a abrogé les lois qui les ont instaurées.
La réduction du temps de travail a été, à mon époque, l’un des instruments d’une grande et efficace politique pour l’emploi. C’est pourquoi je reste fier d’avoir dirigé le gouvernement qui l’a conduite.
Lionel JOSPIN
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Imprimer l'article | Cette entrée a été postée par Barbara Romagnan le 15 octobre 2014 à 15 h 35, et placée dans Affaires sociales, Economie. Vous pouvez suivre les réponses à cette entrée via RSS 2.0 Les commentaires et les pings sont fermés pour l'instant |
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